Le culte de la violente paralysie sociale

"Franchissez une porte et grimpez le plus haut possible"
Le premier franchit une porte et vit une estrade suivie d'un escalier descendant vers l'abîme.
D'une enjambée il monta sur l'estrade, contempla fièrement l'abîme au-dessous de lui et cria victoire.
Le second franchit une porte et vit un escalier montant jusqu'au ciel.
Plus il montait, plus il voyait l'immensité des hauteurs au-dessus de lui. Humilié et découragé, il se mit à pleurer.
Le troisième, ayant entendu leurs cris, s'élança à la suite du premier.

La deuxième porte, c'est le fait de prendre connaissance de ce qu'on pourrait faire de bien ou de mieux.
La première porte, c'est, d'une part en matière d'intérêt personnel le fait de se forcer à se contenter de ce qu'on a, et d'oublier ce qui nous manque. D'autre part en matière de morale c'est le fait de prendre connaissance de toutes les mauvaises actions possibles à ne pas commettre, ou encore le fait de regarder les actions de l'homme comme mauvaises.
C'est aussi généralement le fait d'ériger des normes à suivre par simple obéissance et passivité, choisies commes conformes à ce à quoi il est possible de conformer la majorité, et gare à qui ne sera pas normal !
C'est une pratique particulièrement exacerbée dans le christianisme, mais également présente un peu partout.
C'est un perfectionnisme pathologique qui ne tolère pas l'éventualité de son insatisfaction: ne regarder qu'aux fautes est le seul moyen d'atteindre un semblant de perfection qui résiste.
C'est pourquoi il est tentant de glisser d'un sens moral exacerbé à une pure accumulation d'interdictions, et un esprit de bureaucratie inhumain qui permet d'éviter de se poser des questions.
Ainsi ai-je un jour explicitement entendu un prédicateur évangélique enseigner ceci: que nous sommes condamnés pour nos fautes, que nos bonnes actions ne peuvent pas racheter. Ainsi ces chrétiens jugent-t-ils le fait de commettre une faute même mineure comme infiniment plus grave que d'omettre des bonnes actions même majeures. Puis bien sûr on introduit le sacrifice de Jésus qui efface les fautes. Ainsi se concentre-t-on ses préoccupations morales sur une idée de faute qui est effacée. Donc sur l'ensemble vide. Facile d'atteindre le sommet d'un espace écrasé en un point.
C'est pourquoi on en vient à ne s'intéresser qu'aux mauvaises nouvelles afin de se donner la meilleure conscience possible; et encore, uniquement les mauvaises nouvelles qui ne sont pas la conséquence strictement nécessaire de la pratique d'un règlement dûment établi. (Par exemple, le fait qu'un jeune génie reconnu comme tel par divers professeurs, connaissant la relativité générale depuis l'adolescence se fait chier mortellement en classe prépa, échoue au concours d'entrée à Normale Sup qu'on l'avait obligé à convoiter et est mortellement traumatisé par la perspective de devoir rempiler une année de prépa de merde dans lequel il n'aura jamais le droit de souffler, n'est pas considéré comme une mauvaise nouvelle digne d'attention médiatique. Le fait que de bons élèves de collège fragiles et timides se fassent persécuter régulièrement par des "emmerdeurs", non plus)
C'est le culte de la paralysie.

Le culte de la paralysie voit toute action comme potentiellement une forme de violence et se définit en opposition par rapport à la violence.
Mais il a besoin de la violence pour exister: il se nourrit de son contraire et lui est indissociable.
Violence et paralysie forment le dipôle obsessionnel qui avale l'univers et le peint en noir et blanc pour mieux s'y repérer.
Il n'y a pas de paralysie possible sans violence.
Rester paralysé devant la violence, ou imposer la paralysie par la violence, sont les deux formes elles-mêmes antipodales de l'unité contradictoire de la paralysie et de la violence.

Face à deux intérêts qui s'opposent, chacun est tenté de prendre parti, pour satisfaire son perfectionnisme: étiqueter automatiquement comme violence les actes d'un camp et rester sourd à ses plaintes, mais laisser passer sans la moindre question les actes de l'autre camp, afin de n'être pas perturbé et ainsi de garder son innocence. Le choix du camp n'a pas besoin d'être juste, le principal but étant de pouvoir rester facilement sourd aux plaintes de l'ennemi, afin de préserver son innocence. Le compromis ne pourrait pas nous satisfaire, quel que soit le côté où l'on regarde.

Ce culte de la paralysie serait assimilable à de la timidité, mais une timidité sans pitié pour les timides.
Ainsi, pour la question de savoir si tous les élèves doivent être mélangés dans les mêmes collèges, il y a conflit d'intérêt entre les violents et les timides.
Les élèves violents (ou leurs parents) ne tolèreraient pas qu'on les sépare de leurs victimes: ils crieraient à la discrimination et à la ségrégation. Alors les timides doivent en subir silencieusement les brimades.
Ainsi dans le conflit entre le violent et le timide, le culte de la paralysie prend parti pour le violent, faute de pouvoir ignorer les revendications de celui-ci. Il n'a aucun problème à le laisser ainsi écraser le timide, celui-ci n'étant pas en mesure de faire entendre sa plainte. Ainsi, pas de vague et tout va bien.

Ainsi va le culte de l'égalitarisme et de l'uniformité: on a peur de la liberté, de ce que les gens différents pourraient faire. Tous les élèves risqueraient de n'être pas éduqués de la même manière, et on s'éloignerait de tout semblant de perfection. Mieux vaut décréter que tous doivent recevoir une instruction identique. Même si tous ne peuvent pas la supporter, on aura sauvé les apparences.
Ce sera de la faute des différents s'ils sont différents et ne peuvent supporter le moule commun.
Au fond, l'éducation devrait à la base n'être autre que l'apprentissage de l'action et de l'innovation qui sont pourtant indispensables à la productivité économique, scandaleux concept : ne pouvant pas s'en sortir par la seule règle de l'obéissance et de l'inaction, la société a écrasé l'instruction sous un régime de normalité. Alors, la norme a décrété que pour officiellement s'instruire, faute qu'il suffise de ne rien faire, il suffira de ne rien faire d'autre que d'obéir. Et tant pis si les gens ainsi formés à la norme se retrouvent au chômage, ce sera de la faute des méchants employeurs qui ne se conforment pas.
Puis, comme les sous-doués ne peuvent manifestement pas se hausser à la hauteur de la norme par l'inaction, et que ce n'est pas de leur faute, la société est prête à dépenser des millions pour leur permettre de se conformer, ou à baisser la norme pour se conformer à la hauteur des fruits de leur passivité.
Par contre, méprisant la plainte des surdoués qui risquerait de manifester l'imperfection de la norme, aucune aide ne leur est apportée: prétendument qu'il suffirait aux surdoués de ne rien faire pour se conformer, tout problème est nié. Alors même que le bénéfice potentiel à tirer des oeuvres de surdoués épanouis rendrait les aménagements en leur faveur bien plus rentables globalement.

Ainsi l'impôt est une forme de violence déguisée en norme. Ainsi ceux qui poursuivent des études universitaires inutiles rien que parce que c'est gratuit, ont perdu la conscience de la violence qu'ils exercent sur les contribuables, à coup de normes. Ainsi l'endettement public et le système de retraite par répartition, violences exercées contre les générations futures, sont innocentées par leur déguisement en norme. Il paraît bon de jeter par les fenêtres l'argent des générations futures et personne ne proteste: pas de vague et tout va bien. Ce sera la faute des générations futures lorsqu'elles prendront la scandaleuse décision de briser la norme, d'atterrir dans le réel et de ne pas renvoyer la note aux générations suivantes. Ainsi, quelle que soit l'absurdité et le caractère destructeur du cursus de lycée et classes préparatoires en vue d'une carrière scientifique de la part d'élèves incompatibles avec les méthodes scolaires, le caractère totalitairement obligatoire de ce cursus face à cette vocation est le meilleur moyen d'innocenter tout le monde vis-à-vis de ce désastre et ainsi de faire passer le tout pour parfait.

Ainsi on ne s'intéresse aux malheurs que s'ils sont liés à un évènement précis, et encore plus si on peut trouver un coupable qui ait été coupable d'une action qui brise la norme.
Ainsi on se scandalise que quelqu'un trompe ou quitte son partenaire, mais personne ne dit rien du malheur de celui qui reste célibataire parce qu'il n'y a jamais eu d'heureux évènement de rencontre. Même si c'est aussi malheureux qu'une situation d'ôtage, on s'intéressera à un ôtage quand il a été capturé à une certaine date et qu'on connaît les ravisseurs qu'on puisse tranquillement accuser de tous les maux, mais on méprisera toute plainte des millions de célibataires dont le bonheur est ôtage de circonstance défavorables et de la passivité de l'ensemble du monde à cet égard, du moment qu'il ne s'est "rien passé". La rencontre amoureuse étant un évènement positif qui peut être lié à des actes particuliers, et qui pourrait être aidé par d'autres ou par la société. Mais on a peur de toute idée d'acte positif, alors on déguise la rencontre amoureuse en non-évènement; ou du moins en une non-action: un coup du destin. Qu'importe que le destin fasse bien ou mal les choses, l'essentiel c'est de le prendre pour souverain et de rejeter toute question à son égard, afin de paralyser toute plainte et tout regret. Le mal étant vu comme venant de l'homme et le bien du destin, on voue un culte au destin et on veille à le laisser souverain quoi qu'il arrive. Seulement bien sûr dans le cas des catastrophes naturelles on reconnaît les crimes du destin pour ce qu'ils sont, de par leur violence manifeste et l'innocence évidente des victimes.
Et surtout, on ne cherche pas à réfléchir plus loin: on ne cherche pas de solution organisationnelle collective au problème des rencontres amoureuses au nom du fait qu'on considère que ce n'est pas de la responsabilité de la société mais seulement de l'individu parce que la société ne peut de toute façon rien faire. On considère que la société ne peut rien faire parce qu'on n'a pas idée de ce qu'on pourrait faire. C'est un cercle vicieux de la paralysie mentale. Pourtant, en daignant se remuer un peu les méninges on peut largement trouver quoi faire, comme j'ai expliqué ici.
Lien externe: un exemple de fait divers qui illustre ce sujet
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